CP 01986 Marcel Proust à Robert Dreyfus [le 28 ou 29 juin 1909]
Cher Robert
Tu es trop gentil de m’avoir
envoyé ton livre, on n’envoie pas
les livres de
luxe comme cela2. Quelle
publication ravissante à regarder3, et
à lire ! Je suis tellement brisé
en ce
moment que je ne relirai pas tout,
tout de suite ; mais je ne le
quitterai
jamais tout à fait. La
préface
dédicace
4 est
d’un « tour »
exquis5. Il a de la
chance ce Mr et ses collections ont
leur « fatum »6. Je pense à tous les
gens que tu as fait connaître,
Gobineau7, Weill8, des romains et
des républicains9, M. de la Basse-
tière10, et moi11 ! Est-ce que je me
trompe il me semble que tu ne dis pas
que Céleste Mogador fut Céleste
de Chabrillan12, et, ce qui serait
plus grave, que Jenny Colon fut
la passion, le malheur, la folie,
l’héroïne de Gérard de Nerval13.
Mais tu dois le dire ! Je ne te
cacherai pas que toutes ces femmes celles
en pantalons et celles en jupes me troublent ex-
trêmement14. Tu sais que tes D 15 sont simplement
« épatants ». J’ai eu de l’incertitude sur les
tout premiers, je crois que je te l’ai dit, un
grand goût pour ceux qui ont suivi. Mais cela
ne se compare plus. C’est maintenant d’une
maîtrise qui me touche plus que (je ne vais
pas pouvoir en sortir) je veux dire que ce
grand prix qu’elle a pour moi, c’est qu’elle te
permet sans réticence et « façons » de laisser passer
énormément de toi, d’éliminer tous les élé-
ments de ta pensée et de ta sensibilité. Comme
tu es plus maître de toi, tu es plus toi. Voilà ce
que je veux dire. Et j’ai peur que tu ne
puisses me dire : « C’est clair16 ! ». Je
t’avais fait (« histoire de rigoler ») un
pastiche d’Adam (Paul, le dégoût
que m’inspire Juliette17, ne me permettrait pas
le pastiche) je ne sais si je te l’ai envoyé.
Quelle drôle de manière d’écrire a ce célèbre
prosateur. Ta revue jouée par
Haas18 à Mouchy m’a tiré des
larmes. — J’ai écrit dernièrement
à J. Bizet qui ne m’a pas
répondu. Comme je lui demandais ce
que je lui devais, peut’être pense-
t-il que le silence est une
délicatesse. En ce cas il est stupide
d’autant plus que cela me prive de
l’adresse de Jotien19. On m’a
dit que Madame Straus allait
« tout à fait bien ». Je n’ose pas
le croire, comme les choses qui rendraient
si heureux. Et toi mon cher
Robert es-tu content des deux
santés qui te sont indispensables ?
Et de la tienne. Cela doit être
assez fatiguant ce journalisme aigu
joint au reste. Connais-tu
(oui, je crois) Me Philippi née
Fava20. Je l’ai vue une fois à
Cabourg et pas depuis. Et voilà
que je m’en sens un tout petit peu
amoureux. Un tout petit peu seulement.
Il me semble qu’elle a une peau brune et des
yeux doux. Enfin elle me plaît. Je ne sais
pas du tout pourquoi je te dis cela ni pourquoi
mort de fatigue je t’écris si longuement. J’
ai peur de ne pas pouvoir aller à
Cabourg. _ _ _ _ _
Ton Marcel
Cher Robert
Tu es trop gentil de m’avoir envoyé ton livre, on n’envoie pas les livres de luxe comme cela2. Quelle publication ravissante à regarder3, et à lire ! Je suis tellement brisé en ce moment que je ne relirai pas tout, tout de suite ; mais je ne le quitterai jamais tout à fait. La dédicace4 est d’un « tour » exquis5. Il a de la chance ce monsieur et ses collections ont leur « fatum »6. Je pense à tous les gens que tu as fait connaître, Gobineau7, Weill8, des romains et des républicains9, M. de la Bassetière10, et moi11 ! Est-ce que je me trompe il me semble que tu ne dis pas que Céleste Mogador fut Céleste de Chabrillan12, et, ce qui serait plus grave, que Jenny Colon fut la passion, le malheur, la folie, l’héroïne de Gérard de Nerval13. Mais tu dois le dire ! Je ne te cacherai pas que toutes ces femmes celles en pantalons et celles en jupes me troublent extrêmement14. Tu sais que tes D 15 sont simplement « épatants ». J’ai eu de l’incertitude sur les tout premiers, je crois que je te l’ai dit, un grand goût pour ceux qui ont suivi. Mais cela ne se compare plus. C’est maintenant d’une maîtrise qui me touche plus que (je ne vais pas pouvoir en sortir) je veux dire que le plus grand prix qu’elle a pour moi, c’est qu’elle te permet sans réticence et « façons » de laisser passer énormément de toi, d’éliminer tous les éléments de ta pensée et de ta sensibilité. Comme tu es plus maître de toi, tu es plus toi. Voilà ce que je veux dire. Et j’ai peur que tu ne puisses me dire : « C’est clair16 ! ». Je t’avais fait (« histoire de rigoler ») un pastiche d’Adam (Paul, le dégoût que m’inspire Juliette17, ne me permettrait pas le pastiche) je ne sais si je te l’ai envoyé. Quelle drôle de manière d’écrire a ce célèbre prosateur. Ta revue jouée par Haas18 à Mouchy m’a tiré des larmes.
J’ai écrit dernièrement à J. Bizet qui ne m’a pas répondu. Comme je lui demandais ce que je lui devais, peut-être pense-t-il que le silence est une délicatesse. En ce cas il est stupide d’autant plus que cela me prive de l’adresse de Jotien19. On m’a dit que Madame Straus allait « tout à fait bien ». Je n’ose pas le croire, comme les choses qui rendraient si heureux. Et toi mon cher Robert es-tu content des deux santés qui te sont indispensables ? Et de la tienne. Cela doit être assez fatiguant ce journalisme aigu joint au reste. Connais-tu (oui, je crois) Mme Philippi née Fava20. Je l’ai vue une fois à Cabourg et pas depuis. Et voilà que je m’en sens un tout petit peu amoureux. Un tout petit peu seulement. Il me semble qu’elle a une peau brune et des yeux doux. Enfin elle me plaît. Je ne sais pas du tout pourquoi je te dis cela ni pourquoi mort de fatigue je t’écris si longuement. J’ai peur de ne pas pouvoir aller à Cabourg.
Ton Marcel
Date de la dernière mise à jour : August 26, 2024 15:36
Cher Robert
Tu es trop gentil de m’avoir
envoyé ton livre, on n’envoie pas
les livres de
luxe comme cela2. Quelle
publication ravissante à regarder3, et
à lire ! Je suis tellement brisé
en ce
moment que je ne relirai pas tout,
tout de suite ; mais je ne le
quitterai
jamais tout à fait. La
préface
dédicace
4 est
d’un « tour »
exquis5. Il a de la
chance ce Mr et ses collections ont
leur « fatum »6. Je pense à tous les
gens que tu as fait connaître,
Gobineau7, Weill8, des romains et
des républicains9, M. de la Basse-
tière10, et moi11 ! Est-ce que je me
trompe il me semble que tu ne dis pas
que Céleste Mogador fut Céleste
de Chabrillan12, et, ce qui serait
plus grave, que Jenny Colon fut
la passion, le malheur, la folie,
l’héroïne de Gérard de Nerval13.
Mais tu dois le dire ! Je ne te
cacherai pas que toutes ces femmes celles
en pantalons et celles en jupes me troublent ex-
trêmement14. Tu sais que tes D 15 sont simplement
« épatants ». J’ai eu de l’incertitude sur les
tout premiers, je crois que je te l’ai dit, un
grand goût pour ceux qui ont suivi. Mais cela
ne se compare plus. C’est maintenant d’une
maîtrise qui me touche plus que (je ne vais
pas pouvoir en sortir) je veux dire que ce
grand prix qu’elle a pour moi, c’est qu’elle te
permet sans réticence et « façons » de laisser passer
énormément de toi, d’éliminer tous les élé-
ments de ta pensée et de ta sensibilité. Comme
tu es plus maître de toi, tu es plus toi. Voilà ce
que je veux dire. Et j’ai peur que tu ne
puisses me dire : « C’est clair16 ! ». Je
t’avais fait (« histoire de rigoler ») un
pastiche d’Adam (Paul, le dégoût
que m’inspire Juliette17, ne me permettrait pas
le pastiche) je ne sais si je te l’ai envoyé.
Quelle drôle de manière d’écrire a ce célèbre
prosateur. Ta revue jouée par
Haas18 à Mouchy m’a tiré des
larmes. — J’ai écrit dernièrement
à J. Bizet qui ne m’a pas
répondu. Comme je lui demandais ce
que je lui devais, peut’être pense-
t-il que le silence est une
délicatesse. En ce cas il est stupide
d’autant plus que cela me prive de
l’adresse de Jotien19. On m’a
dit que Madame Straus allait
« tout à fait bien ». Je n’ose pas
le croire, comme les choses qui rendraient
si heureux. Et toi mon cher
Robert es-tu content des deux
santés qui te sont indispensables ?
Et de la tienne. Cela doit être
assez fatiguant ce journalisme aigu
joint au reste. Connais-tu
(oui, je crois) Me Philippi née
Fava20. Je l’ai vue une fois à
Cabourg et pas depuis. Et voilà
que je m’en sens un tout petit peu
amoureux. Un tout petit peu seulement.
Il me semble qu’elle a une peau brune et des
yeux doux. Enfin elle me plaît. Je ne sais
pas du tout pourquoi je te dis cela ni pourquoi
mort de fatigue je t’écris si longuement. J’
ai peur de ne pas pouvoir aller à
Cabourg. _ _ _ _ _
Ton Marcel
Cher Robert
Tu es trop gentil de m’avoir envoyé ton livre, on n’envoie pas les livres de luxe comme cela2. Quelle publication ravissante à regarder3, et à lire ! Je suis tellement brisé en ce moment que je ne relirai pas tout, tout de suite ; mais je ne le quitterai jamais tout à fait. La dédicace4 est d’un « tour » exquis5. Il a de la chance ce monsieur et ses collections ont leur « fatum »6. Je pense à tous les gens que tu as fait connaître, Gobineau7, Weill8, des romains et des républicains9, M. de la Bassetière10, et moi11 ! Est-ce que je me trompe il me semble que tu ne dis pas que Céleste Mogador fut Céleste de Chabrillan12, et, ce qui serait plus grave, que Jenny Colon fut la passion, le malheur, la folie, l’héroïne de Gérard de Nerval13. Mais tu dois le dire ! Je ne te cacherai pas que toutes ces femmes celles en pantalons et celles en jupes me troublent extrêmement14. Tu sais que tes D 15 sont simplement « épatants ». J’ai eu de l’incertitude sur les tout premiers, je crois que je te l’ai dit, un grand goût pour ceux qui ont suivi. Mais cela ne se compare plus. C’est maintenant d’une maîtrise qui me touche plus que (je ne vais pas pouvoir en sortir) je veux dire que le plus grand prix qu’elle a pour moi, c’est qu’elle te permet sans réticence et « façons » de laisser passer énormément de toi, d’éliminer tous les éléments de ta pensée et de ta sensibilité. Comme tu es plus maître de toi, tu es plus toi. Voilà ce que je veux dire. Et j’ai peur que tu ne puisses me dire : « C’est clair16 ! ». Je t’avais fait (« histoire de rigoler ») un pastiche d’Adam (Paul, le dégoût que m’inspire Juliette17, ne me permettrait pas le pastiche) je ne sais si je te l’ai envoyé. Quelle drôle de manière d’écrire a ce célèbre prosateur. Ta revue jouée par Haas18 à Mouchy m’a tiré des larmes.
J’ai écrit dernièrement à J. Bizet qui ne m’a pas répondu. Comme je lui demandais ce que je lui devais, peut-être pense-t-il que le silence est une délicatesse. En ce cas il est stupide d’autant plus que cela me prive de l’adresse de Jotien19. On m’a dit que Madame Straus allait « tout à fait bien ». Je n’ose pas le croire, comme les choses qui rendraient si heureux. Et toi mon cher Robert es-tu content des deux santés qui te sont indispensables ? Et de la tienne. Cela doit être assez fatiguant ce journalisme aigu joint au reste. Connais-tu (oui, je crois) Mme Philippi née Fava20. Je l’ai vue une fois à Cabourg et pas depuis. Et voilà que je m’en sens un tout petit peu amoureux. Un tout petit peu seulement. Il me semble qu’elle a une peau brune et des yeux doux. Enfin elle me plaît. Je ne sais pas du tout pourquoi je te dis cela ni pourquoi mort de fatigue je t’écris si longuement. J’ai peur de ne pas pouvoir aller à Cabourg.
Ton Marcel
Date de la dernière mise à jour : August 26, 2024 15:36