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CP 01954 Marcel Proust à Jules Lemaître [peu après le 6 mars 1909]

Surlignage

Cher Monsieur,

Votre lettre m’a rendu bien heureux ; je
vous en remercie de tout mon cœur et je
vous aurais fait parvenir plus tôt l’ex-
pression de ma reconnaissance si je nʼ
avais voulu y joindre une page que je n’ai
pu retrouver. Permettez-moi de ne pas changer
d’avis sur vos pastiches. Il importe si peu
qu’un pastiche soit prolongé s’il contient les
traits générateurs qui en permettant au lecteur de


multiplier à l’infini les ressemblances
dispensent l’auteur de les additionner.
J’admets d’ailleurs que le moindre jeu de
votre esprit est exhaussé et soutenu pour
moi par mon admiration pour vous et même
par l’histoire de cette admiration,
qui s’est développée avec ma jeunesse
et en a gardé le charme. Souvent je me
complais à me rappeler les premiers
soirs où je lus ces phrases qui ne
ressemblaient à rien que je connusse
, sur la voix de Baron, sur les aryas qui s’y mêlaient,
sur Banville. Je me souviens de petits drames de famille
parceque Pozzi avait offert de me faire rencontrer avec
vous et que mes pauvres parents me trouvaient trop enfant
pour « sortir ». Et plus tard, cet après-dîner où je vous entendis
chez les Desjardins lire la Fin de Satan. Commencements
presque fabuleux aujourd’hui tant ils se rattachent à des
choses disparues, chère mythologie, d’une admiration
devenue plus consciente mais qui ne répudie pas cette
première fleur qui la parfume encore.

Merci encore cher


Monsieur et veuillez agréer mes hommages admiratifs et
respectueux

Marcel Proust

Surlignage

Cher Monsieur,

Votre lettre m’a rendu bien heureux ; je vous en remercie de tout mon cœur et je vous aurais fait parvenir plus tôt l’expression de ma reconnaissance si je nʼ avais voulu y joindre une page que je n’ai pu retrouver. Permettez-moi de ne pas changer d’avis sur vos pastiches. Il importe si peu qu’un pastiche soit prolongé s’il contient les traits générateurs qui en permettant au lecteur de multiplier à l’infini les ressemblances dispensent l’auteur de les additionner. J’admets d’ailleurs que le moindre jeu de votre esprit est exhaussé et soutenu pour moi par mon admiration pour vous et même par l’histoire de cette admiration, qui s’est développée avec ma jeunesse et en a gardé le charme. Souvent je me complais à me rappeler les premiers soirs où je lus ces phrases qui ne ressemblaient à rien que je connusse , sur la voix de Baron, sur les arias qui s’y mêlaient, sur Banville. Je me souviens de petits drames de famille parce que Pozzi avait offert de me faire rencontrer avec vous et que mes pauvres parents me trouvaient trop enfant pour « sortir ». Et plus tard, cet après-dîner où je vous entendis chez les Desjardins lire La Fin de Satan. Commencements presque fabuleux aujourd’hui tant ils se rattachent à des choses disparues, chère mythologie, d’une admiration devenue plus consciente mais qui ne répudie pas cette première fleur qui la parfume encore.

Merci encore cherMonsieur et veuillez agréer mes hommages admiratifs et respectueux.

Marcel Proust

Note n°1
Cette lettre semble se situer peu après le 6 mars 1909 : voir la note 2 ci-après. Un fac-similé complet de la lettre figure dans lʼouvrage de Pedro Corrêa do Lago, Marcel Proust. Une vie de lettres et dʼimages (Gallimard, 2022, p. 145) ainsi que dans le catalogue de la vente Kâ-Mondo du 13 février 2019, Drouot, Lot 117. Voir BIP, n° 50, 2020, p. 258. [PK, JA]
Note n°2
Jules Lemaître a dû écrire cette lettre en lisant le pastiche d’Henri de Régnier que Proust avait fait paraître dans le Supplément littéraire du Figaro le 6 mars 1909, p. 1. Voir la lettre de Proust à Montesquiou de la même date (CP 01955 ; Kolb, IX, n° 30) et sa note 7, où Proust dit combien Lemaître a été « bienveillant à [une] petite soirée » et précise que le critique lui avait demandé des pastiches de Mérimée et de Voltaire. [PK]
Note n°3
Il sʼagit sans doute du manuscrit d’un pastiche. [PK]
Note n°4
Jules Lemaître a en effet inséré de courts pastiches dans certains de ses articles, repris en volumes dans Les Contemporains qui paraissent en plusieurs séries à partir de 1886. Ses pastiches prennent parfois la forme de brefs « pronostics » (« Pronostics pour lʼannée 1887 ») annonçant les prochaines œuvres des écrivains de son époque ou encore, proposent « le canevas » de « Contes de Noël » (Les Contemporains : études et portraits littéraires, 4e série, Librairie Lecène et Oudin, 1889, p. 321 et p. 331). [JA]
Note n°5génétique
Dans le Cahier 5, Proust souligne son « admiration » pour Lemaître « inventeur dans ce temps où il y en a eu si peu, dʼune critique qui est bien à lui, qui est toute une création » (Cahier 5, f. 11r). Voir aussi la lettre de Proust à Robert Dreyfus datée de [entre le 22 et le 24 février 1908] (CP 01759 ; Kolb, VIII, n° 15, note 6). Proust avait peut-être déjà pastiché le style de Lemaître et de ses chroniques dramatiques (Essais, p. 618). [JA]
Note n°6génétique
Jules Lemaître, dans un compte rendu de Paris-Exposition, revue donnée au théâtre des Variétés, décrit la scène où lʼacteur Baron joue le rôle d’un maire en goguette : « Et il faut entendre cette voix de gorge, cette voix aux éclats bizarres et aux notes innommées, cette voix qui… Mais, si cela ne vous fait rien, nous la définirons une autre fois ». Le Journal des Débats, feuilleton du 25 novembre 1889, « La Semaine Dramatique », p. 2. Cet article est repris dans Impressions de théâtre, cinquième série (Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1891), p. 254. — Louis Bouchenez, dit Baron, a joué longtemps au théâtre des Variétés. Il s’était fait une originalité comique d’une infirmité vocale. Dans le Cahier 7, Proust reprend ce trait pour décrire la voix de Guercy, futur Charlus, avec ses traits « aigus et perçants », qui laisse entendre « tout un chœur de sœurs délicates » (Cahier 7, f. 35r ; Julie André, Emanuele Arioli et Matthieu Vernet, Cahier 7, Turnhout, Brepols, coll. « Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France », dir. Nathalie Mauriac Dyer, 2022, p. 200). [PK, FL, JA]
Note n°7
Lemaître a écrit un article sur Banville quʼil a placé en tête de la première série de son recueil d’articles Les Contemporains : études et portraits littéraires . Dans cet article, il écrit : « M. Théodore de Banville est un poète lyrique hypnotisé par la rime, le dernier venu, le plus amusé et dans ses bons jours le plus amusant des romantiques, un clown en poésie qui a eu dans sa vie plusieurs idées, dont la plus persistante a été de n’exprimer aucune idée dans ses vers » (Paris, Lecène, Oudin et Cie, éditeurs, 1892, p. 7). Cet article avait d’abord paru dans la Revue politique et littéraire du 21 février 1885, p. 232-238. On peut reconnaître en ces derniers mots le principe qui, pour le personnage de Bloch, constitue « le mérite suprême » du poète. Voir Du côté de chez Swann, I, p. 89. [PK]
Note n°8
Sur ce rôle dʼinitiateur, voir la lettre de Proust à Samuel Pozzi du [5 ou 6 novembre 1914] (CP 05411, note 6). [JA, FL]
Note n°9
Les Desjardins, père et mère de Paul et d’Abel : Ernest Desjardins (1823-1886), qui tenait la chaire d’épigraphie et d’antiquités romaines au Collège de France, avait épousé, en 1859, Cécile Picot, décédée en 1933. [PK]
Note
La Fin de Satan Victor Hugo publisher pubPlace 1886


Mots-clefs :élogefamillegenèselecturespastiche
Date de mise en ligne : March 27, 2024 15:17
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
Surlignage

Cher Monsieur,

Votre lettre m’a rendu bien heureux ; je
vous en remercie de tout mon cœur et je
vous aurais fait parvenir plus tôt l’ex-
pression de ma reconnaissance si je nʼ
avais voulu y joindre une page que je n’ai
pu retrouver. Permettez-moi de ne pas changer
d’avis sur vos pastiches. Il importe si peu
qu’un pastiche soit prolongé s’il contient les
traits générateurs qui en permettant au lecteur de


multiplier à l’infini les ressemblances
dispensent l’auteur de les additionner.
J’admets d’ailleurs que le moindre jeu de
votre esprit est exhaussé et soutenu pour
moi par mon admiration pour vous et même
par l’histoire de cette admiration,
qui s’est développée avec ma jeunesse
et en a gardé le charme. Souvent je me
complais à me rappeler les premiers
soirs où je lus ces phrases qui ne
ressemblaient à rien que je connusse
, sur la voix de Baron, sur les aryas qui s’y mêlaient,
sur Banville. Je me souviens de petits drames de famille
parceque Pozzi avait offert de me faire rencontrer avec
vous et que mes pauvres parents me trouvaient trop enfant
pour « sortir ». Et plus tard, cet après-dîner où je vous entendis
chez les Desjardins lire la Fin de Satan. Commencements
presque fabuleux aujourd’hui tant ils se rattachent à des
choses disparues, chère mythologie, d’une admiration
devenue plus consciente mais qui ne répudie pas cette
première fleur qui la parfume encore.

Merci encore cher


Monsieur et veuillez agréer mes hommages admiratifs et
respectueux

Marcel Proust

Surlignage

Cher Monsieur,

Votre lettre m’a rendu bien heureux ; je vous en remercie de tout mon cœur et je vous aurais fait parvenir plus tôt l’expression de ma reconnaissance si je nʼ avais voulu y joindre une page que je n’ai pu retrouver. Permettez-moi de ne pas changer d’avis sur vos pastiches. Il importe si peu qu’un pastiche soit prolongé s’il contient les traits générateurs qui en permettant au lecteur de multiplier à l’infini les ressemblances dispensent l’auteur de les additionner. J’admets d’ailleurs que le moindre jeu de votre esprit est exhaussé et soutenu pour moi par mon admiration pour vous et même par l’histoire de cette admiration, qui s’est développée avec ma jeunesse et en a gardé le charme. Souvent je me complais à me rappeler les premiers soirs où je lus ces phrases qui ne ressemblaient à rien que je connusse , sur la voix de Baron, sur les arias qui s’y mêlaient, sur Banville. Je me souviens de petits drames de famille parce que Pozzi avait offert de me faire rencontrer avec vous et que mes pauvres parents me trouvaient trop enfant pour « sortir ». Et plus tard, cet après-dîner où je vous entendis chez les Desjardins lire La Fin de Satan. Commencements presque fabuleux aujourd’hui tant ils se rattachent à des choses disparues, chère mythologie, d’une admiration devenue plus consciente mais qui ne répudie pas cette première fleur qui la parfume encore.

Merci encore cherMonsieur et veuillez agréer mes hommages admiratifs et respectueux.

Marcel Proust

Note n°1
Cette lettre semble se situer peu après le 6 mars 1909 : voir la note 2 ci-après. Un fac-similé complet de la lettre figure dans lʼouvrage de Pedro Corrêa do Lago, Marcel Proust. Une vie de lettres et dʼimages (Gallimard, 2022, p. 145) ainsi que dans le catalogue de la vente Kâ-Mondo du 13 février 2019, Drouot, Lot 117. Voir BIP, n° 50, 2020, p. 258. [PK, JA]
Note n°2
Jules Lemaître a dû écrire cette lettre en lisant le pastiche d’Henri de Régnier que Proust avait fait paraître dans le Supplément littéraire du Figaro le 6 mars 1909, p. 1. Voir la lettre de Proust à Montesquiou de la même date (CP 01955 ; Kolb, IX, n° 30) et sa note 7, où Proust dit combien Lemaître a été « bienveillant à [une] petite soirée » et précise que le critique lui avait demandé des pastiches de Mérimée et de Voltaire. [PK]
Note n°3
Il sʼagit sans doute du manuscrit d’un pastiche. [PK]
Note n°4
Jules Lemaître a en effet inséré de courts pastiches dans certains de ses articles, repris en volumes dans Les Contemporains qui paraissent en plusieurs séries à partir de 1886. Ses pastiches prennent parfois la forme de brefs « pronostics » (« Pronostics pour lʼannée 1887 ») annonçant les prochaines œuvres des écrivains de son époque ou encore, proposent « le canevas » de « Contes de Noël » (Les Contemporains : études et portraits littéraires, 4e série, Librairie Lecène et Oudin, 1889, p. 321 et p. 331). [JA]
Note n°5génétique
Dans le Cahier 5, Proust souligne son « admiration » pour Lemaître « inventeur dans ce temps où il y en a eu si peu, dʼune critique qui est bien à lui, qui est toute une création » (Cahier 5, f. 11r). Voir aussi la lettre de Proust à Robert Dreyfus datée de [entre le 22 et le 24 février 1908] (CP 01759 ; Kolb, VIII, n° 15, note 6). Proust avait peut-être déjà pastiché le style de Lemaître et de ses chroniques dramatiques (Essais, p. 618). [JA]
Note n°6génétique
Jules Lemaître, dans un compte rendu de Paris-Exposition, revue donnée au théâtre des Variétés, décrit la scène où lʼacteur Baron joue le rôle d’un maire en goguette : « Et il faut entendre cette voix de gorge, cette voix aux éclats bizarres et aux notes innommées, cette voix qui… Mais, si cela ne vous fait rien, nous la définirons une autre fois ». Le Journal des Débats, feuilleton du 25 novembre 1889, « La Semaine Dramatique », p. 2. Cet article est repris dans Impressions de théâtre, cinquième série (Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1891), p. 254. — Louis Bouchenez, dit Baron, a joué longtemps au théâtre des Variétés. Il s’était fait une originalité comique d’une infirmité vocale. Dans le Cahier 7, Proust reprend ce trait pour décrire la voix de Guercy, futur Charlus, avec ses traits « aigus et perçants », qui laisse entendre « tout un chœur de sœurs délicates » (Cahier 7, f. 35r ; Julie André, Emanuele Arioli et Matthieu Vernet, Cahier 7, Turnhout, Brepols, coll. « Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France », dir. Nathalie Mauriac Dyer, 2022, p. 200). [PK, FL, JA]
Note n°7
Lemaître a écrit un article sur Banville quʼil a placé en tête de la première série de son recueil d’articles Les Contemporains : études et portraits littéraires . Dans cet article, il écrit : « M. Théodore de Banville est un poète lyrique hypnotisé par la rime, le dernier venu, le plus amusé et dans ses bons jours le plus amusant des romantiques, un clown en poésie qui a eu dans sa vie plusieurs idées, dont la plus persistante a été de n’exprimer aucune idée dans ses vers » (Paris, Lecène, Oudin et Cie, éditeurs, 1892, p. 7). Cet article avait d’abord paru dans la Revue politique et littéraire du 21 février 1885, p. 232-238. On peut reconnaître en ces derniers mots le principe qui, pour le personnage de Bloch, constitue « le mérite suprême » du poète. Voir Du côté de chez Swann, I, p. 89. [PK]
Note n°8
Sur ce rôle dʼinitiateur, voir la lettre de Proust à Samuel Pozzi du [5 ou 6 novembre 1914] (CP 05411, note 6). [JA, FL]
Note n°9
Les Desjardins, père et mère de Paul et d’Abel : Ernest Desjardins (1823-1886), qui tenait la chaire d’épigraphie et d’antiquités romaines au Collège de France, avait épousé, en 1859, Cécile Picot, décédée en 1933. [PK]
Note
La Fin de Satan Victor Hugo publisher pubPlace 1886


Mots-clefs :élogefamillegenèselecturespastiche
Date de mise en ligne : March 27, 2024 15:17
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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