CP 01769 Marcel Proust à Robert Dreyfus [le dimanche soir 15 mars 1908]
1
Mon cher Robert
Permets moi de te desobéir et
de tʼécrire. Cʼest bien agréable
de recevoir des lettres comme
les
tiennes, mais te remercier est une
partie de ce plaisir, ne mʼen
prive
pas. Tu sais bien que quand jʼ
écris je pense à toi et me
demande
ce que tu en penseras. Et même jʼai
quelque mérite quand je sais que
si
jʼécris telle chose je nʼaurai quʼ
un silence plein de
blâme2, et que si
2
jʼen écris une autre jʼaurai un mot detoi. Mais je nʼécris pas « à volonté ».
Tu as tort de croire que je te compli-
mente de ce que tu fais, comme
remerciement d
tu mʼadresses3. Je ne le pourrais pas.
Non, et si tu trouves ce que tu fais
moins bien, cʼest pour la même
raison que je suis dégouté de mes
pastiches, cʼest que nous nʼavons pas
le privilège de notre ami, le talisman
qui enchante pour lui tout ce quʼil
fait. (Et jʼai peur que comme
dans le conte auquel je fais allusion lʼ
3
enchantement ne soit que pour lui seul).4 Et alors, toutnaturellement notre pensée est sans charmes pour nous,
et une pensée étrangère en a davantage. Si on a
cessé de donner aux théâtres les noms des directeurs
pour donner des noms « emblématiques »5, on est
bien revenu à lʼancienne mode depuis q. q. temps
Th. Sarah Bernardt, Antoine, Réjane6, Gémier7.
Il est vrai que ce sont des noms de comédiens. Quʼil
y aurait à philosopher (et si je nʼétais hors dʼétat
dʼécrire) je te dirais ces réflexions, sur lʼactualité des
4
couplets relatifs au divorce8. Je te parlerai de toutcela. Qt aux pastiches, Dieu merci il nʼy en a plus
quʼun9. Cʼétait par paresse de faire de la critique
littéraire, amusement de faire de la critique littéraire
« en action »10. Mais cela va peut tʼêtre au contraire mʼy
forcer, pour les expliquer à ceux qui ne les comprennent
pas11. Je te demanderai à ce propos mille conseils. — . Qui
donc était un Mr qui est venu avec toi et Mr Serth
sʼasseoir chez Weber à la table où jʼétais avec
le soir où nous nous sommes vus une seconde.
Vous veniez de dîner ensemble, vous avez dit où, mais je ne me rappelle pas.
Tout à toi
Marcel Proust
Ne me réponds pas ! 12
1
Mon cher Robert
Permets-moi de te désobéir et de tʼécrire. Cʼest bien agréable de recevoir des lettres comme les tiennes, mais te remercier est une partie de ce plaisir, ne mʼen prive pas. Tu sais bien que quand jʼécris je pense à toi et me demande ce que tu en penseras. Et même jʼai quelque mérite quand je sais que si jʼécris telle chose je nʼaurai quʼun silence plein de blâme2, et que sijʼen écris une autre jʼaurai un mot de toi. Mais je nʼécris pas « à volonté ». Tu as tort de croire que je te complimente de ce que tu fais, comme remerciement des compliments que tu mʼadresses3. Je ne le pourrais pas. Non, et si tu trouves ce que tu fais moins bien, cʼest pour la même raison que je suis dégoûté de mes pastiches, cʼest que nous nʼavons pas le privilège de notre ami, le talisman qui enchante pour lui tout ce quʼil fait. (Et jʼai peur que comme dans le conte auquel je fais allusion lʼenchantement ne soit que pour lui seul.)4 Et alors, tout naturellement notre pensée est sans charmes pour nous, et une pensée étrangère en a davantage. Si on a cessé de donner aux théâtres les noms des directeurs pour donner des noms « emblématiques »5, on est bien revenu à lʼancienne mode depuis quelque temps : Théâtre Sarah Bernhardt, Antoine, Réjane6, Gémier7. Il est vrai que ce sont des noms de comédiens. Quʼil y aurait à philosopher (et si je nʼétais hors dʼétat dʼécrire, je te dirais ces réflexions) sur lʼactualité descouplets relatifs au divorce8. Je te parlerai de tout cela. Quant aux pastiches, Dieu merci il nʼy en a plus quʼun9. Cʼétait par paresse de faire de la critique littéraire, amusement de faire de la critique littéraire « en action »10. Mais cela va peut-être au contraire mʼy forcer, pour les expliquer à ceux qui ne les comprennent pas11. Je te demanderai à ce propos mille conseils.
Qui donc était un monsieur qui est venu avec toi et M. Sert sʼasseoir chez Weber à la table où jʼétais avec Dethomas, le soir où nous nous sommes vus une seconde. Vous veniez de dîner ensemble, vous avez dit où, mais je ne me rappelle pas.
Tout à toi
Marcel Proust
Ne me réponds pas ! 12
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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Mon cher Robert
Permets moi de te desobéir et
de tʼécrire. Cʼest bien agréable
de recevoir des lettres comme
les
tiennes, mais te remercier est une
partie de ce plaisir, ne mʼen
prive
pas. Tu sais bien que quand jʼ
écris je pense à toi et me
demande
ce que tu en penseras. Et même jʼai
quelque mérite quand je sais que
si
jʼécris telle chose je nʼaurai quʼ
un silence plein de
blâme2, et que si
2
jʼen écris une autre jʼaurai un mot detoi. Mais je nʼécris pas « à volonté ».
Tu as tort de croire que je te compli-
mente de ce que tu fais, comme
remerciement d
tu mʼadresses3. Je ne le pourrais pas.
Non, et si tu trouves ce que tu fais
moins bien, cʼest pour la même
raison que je suis dégouté de mes
pastiches, cʼest que nous nʼavons pas
le privilège de notre ami, le talisman
qui enchante pour lui tout ce quʼil
fait. (Et jʼai peur que comme
dans le conte auquel je fais allusion lʼ
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enchantement ne soit que pour lui seul).4 Et alors, toutnaturellement notre pensée est sans charmes pour nous,
et une pensée étrangère en a davantage. Si on a
cessé de donner aux théâtres les noms des directeurs
pour donner des noms « emblématiques »5, on est
bien revenu à lʼancienne mode depuis q. q. temps
Th. Sarah Bernardt, Antoine, Réjane6, Gémier7.
Il est vrai que ce sont des noms de comédiens. Quʼil
y aurait à philosopher (et si je nʼétais hors dʼétat
dʼécrire) je te dirais ces réflexions, sur lʼactualité des
4
couplets relatifs au divorce8. Je te parlerai de toutcela. Qt aux pastiches, Dieu merci il nʼy en a plus
quʼun9. Cʼétait par paresse de faire de la critique
littéraire, amusement de faire de la critique littéraire
« en action »10. Mais cela va peut tʼêtre au contraire mʼy
forcer, pour les expliquer à ceux qui ne les comprennent
pas11. Je te demanderai à ce propos mille conseils. — . Qui
donc était un Mr qui est venu avec toi et Mr Serth
sʼasseoir chez Weber à la table où jʼétais avec
le soir où nous nous sommes vus une seconde.
Vous veniez de dîner ensemble, vous avez dit où, mais je ne me rappelle pas.
Tout à toi
Marcel Proust
Ne me réponds pas ! 12
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Mon cher Robert
Permets-moi de te désobéir et de tʼécrire. Cʼest bien agréable de recevoir des lettres comme les tiennes, mais te remercier est une partie de ce plaisir, ne mʼen prive pas. Tu sais bien que quand jʼécris je pense à toi et me demande ce que tu en penseras. Et même jʼai quelque mérite quand je sais que si jʼécris telle chose je nʼaurai quʼun silence plein de blâme2, et que sijʼen écris une autre jʼaurai un mot de toi. Mais je nʼécris pas « à volonté ». Tu as tort de croire que je te complimente de ce que tu fais, comme remerciement des compliments que tu mʼadresses3. Je ne le pourrais pas. Non, et si tu trouves ce que tu fais moins bien, cʼest pour la même raison que je suis dégoûté de mes pastiches, cʼest que nous nʼavons pas le privilège de notre ami, le talisman qui enchante pour lui tout ce quʼil fait. (Et jʼai peur que comme dans le conte auquel je fais allusion lʼenchantement ne soit que pour lui seul.)4 Et alors, tout naturellement notre pensée est sans charmes pour nous, et une pensée étrangère en a davantage. Si on a cessé de donner aux théâtres les noms des directeurs pour donner des noms « emblématiques »5, on est bien revenu à lʼancienne mode depuis quelque temps : Théâtre Sarah Bernhardt, Antoine, Réjane6, Gémier7. Il est vrai que ce sont des noms de comédiens. Quʼil y aurait à philosopher (et si je nʼétais hors dʼétat dʼécrire, je te dirais ces réflexions) sur lʼactualité descouplets relatifs au divorce8. Je te parlerai de tout cela. Quant aux pastiches, Dieu merci il nʼy en a plus quʼun9. Cʼétait par paresse de faire de la critique littéraire, amusement de faire de la critique littéraire « en action »10. Mais cela va peut-être au contraire mʼy forcer, pour les expliquer à ceux qui ne les comprennent pas11. Je te demanderai à ce propos mille conseils.
Qui donc était un monsieur qui est venu avec toi et M. Sert sʼasseoir chez Weber à la table où jʼétais avec Dethomas, le soir où nous nous sommes vus une seconde. Vous veniez de dîner ensemble, vous avez dit où, mais je ne me rappelle pas.
Tout à toi
Marcel Proust
Ne me réponds pas ! 12
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03