CP 05881 Marcel Proust à Daniel Halévy [fin mai ou début juin 1908]








1
Je cherche à me rappeler tout ce
que je sais sur les Van Blarenberghe.
Elle, m était une vieille
ancienne relation de
Maman
qui
l’avait connue je crois
elles avaient dû se voir d’abord
chez une vieille dame réactionnaire qui
disait « Croyez-vous ma chère
qu’heureusement
on s’en est aperçu à temps, Thiers tout
simplement allait vendre nos côtes.
Qu’est-ce
que vous dites de cela nous n’
aurions plus eu de côtes. Est-ce qu’on
ne guillotine pas tous les jours des gens
qui ont fait cent fois moins » Et
elle disait aussi en ricanant : « On
prétend qu’on
parle de Jules Simon
pour lʼAcadémie. Jules Simon de l’
Académie ! mon Dieu nous vivons dans
un temps où il ne faut s’étonner de rien. »2
Madame van Blarenberghe d’après ce que
Maman me racontait était beaucoup plus
intelligente et renseignée. Mais elle disait
tout de même « par le temps qui court »
et avait gde foi en Me Reille. Quand
elle était venue faire à Maman sa visite
annuelle, Maman tout en me disant beaucoup de bien d’elle me racontait cela
en riant, et de nous sentir, Maman
et moi, tellement en conformité pour juger
le ridicule des réactionnaires – et d’
autres jours le ridicule des radicaux
s’aimer encore davantage et d’aller embrasser
Maman longuement.
repoussait autrefois parce qu’elle trouvait
cela ridicule, et tâchait d’endurcir
mon cœur
faudrait rester sans elle ; mais quand je
commençai à être malade elle n’eut
plus le courage de me refuser, ni de
se refuser ces
en m’embrassant elle disait : vit-on
jamais une mère et un fils qui se
comprennent si bien. — Jamais elle n’
aurait plaisanté Me van Blarenberghe
si elle avait soupçonné la tragédie
de cette vie (car le fils était déjà fou
alors). Mais nous n’en savions absolument
rien. Quant au père van Blarenberghe
elle l’estimait beaucoup et il était
charmant pour nous quand nous faisions
des voyages que ma santé rendait compliqués
pour moi et si tristes pour Maman. Je
me rappelle le calvaire de notre
voyage à Venise (vers ta Venise
fardée mon cher Daniel)3
station une longue lettre du père van Blarenberghe
(il était président du Cseil d’Adon de
l’
les chefs de gare italiens. Quelquefois en rêve
je revois, sans aucun des adoucissements que l’
intelligence apporte dans l’état de veille,
la souffrance de Maman dans ces voyages, et
quand je me réveille et que je me rappelle qu’elle
ne souffre plus j’ai un sentiment d’allègement
infini. M. van Blarenberghe était bien un
un peu réactionnaire pour les goûts de Maman,
qui était le plus grand et le plus tendre cœur
et qui disait de ce genre de gens, « ils
loyers et les actions du chemin de fer », mais
depuis la mort de mon grand père, Maman
avait avec une sorte de fétichisme accepté
imité, transformé en objets de culte,
ce que de son vivant elle pouvait trouver un
peu exagéré en lui ; et mon grand père,
tendre et bon comme elle,
vu passer des semaines sans dormir parce qu’il
avait vu dans la rue un homme frapper un
enfant, qui même très malade et presque
infirme, faisait arrêter
la vue d’un luxe qu’elle ne pouvait
pas partager ne fut pas désagréable à
sa concierge, mon grand père
le bien du peuple ne pourrait être obtenu
que par un régime autoritaire (et d’
ailleurs relativement anticlérical, pas dans
le sens d’aujourd’hui, dans le sens de Louis
Philippe envoyant ses fils au lycée). Mon
grand père mon cher Daniel est allé à
toutes les représentations de la Belle
Hélène. Ma grand mère disait toujours
en parlant de son mari que la Belle
Hélène cela avait été le gd événement
de sa vie, « bien plus que notre mariage
ajoutait-elle ».
souvenirs d’opérette et d’opéras de mon
grand’père étaient ma terreur perpétuelle, car ils lui
difficile à pénétrer qu’il ne croyait, dont il se servait
pour nous dire sur les gens, devant eux, des choses quʼil ne
devait pas entendre. Prétendait-il que quelqu’un dont nous lui
avions parlé, malgré un nom transformé, était israélite, à
peine le Mr entré, soit son visage, soit quelques renseignements
habilement demandés, ne lui laissaient aucun doute, il fredonnait
sans plus s’arrêter « Israël romps ta chaîne, ô peuple lève-
toi, viens assouvir ta haine, le seigneur est en moi »
et Dalila)5 ou « O Dieu de nos pères, parmi nous descends
cache nos mystères à l’œil des méchants » (La Juive)6
ou
toujours salué par la cavatine8 du Barbier etc. Mais ce
sont des choses
raconter et elles n’ont
Il n’y a plus personne, pas même moi qui ne peux me lever,
qui aille visiter,
petit cimetière juif9,
rite qu’il ne comprenait
un caillou sur la tombe de ses parents10.
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Je cherche à me rappeler tout ce que je sais sur les Van Blarenberghe. Elle était une ancienne relation de Maman elles avaient dû se voir d’abord chez une vieille dame réactionnaire qui disait « Croyez-vous ma chère qu’heureusement on s’en est aperçu à temps, Thiers tout simplement allait vendre nos côtes. Qu’est-ce que vous dites de cela nous n’aurions plus eu de côtes. Est-ce qu’on ne guillotine pas tous les jours des gens qui ont fait cent fois moins ». Et elle disait aussi en ricanant : « On prétend qu’on parle de Jules Simon pour lʼAcadémie. Jules Simon de l’Académie ! mon Dieu nous vivons dans un temps où il ne faut s’étonner de rien. »2 Madame van Blarenberghe d’après ce que Maman me racontait était beaucoup plus intelligente et renseignée. Mais elle disait tout de même « par le temps qui court » et avait grande foi en Mme Reille. Quand elle était venue faire à Maman sa visite annuelle, Maman tout en me disant beaucoup de bien d’elle me racontait cela en riant, et de nous sentir, Maman et moi, tellement en conformité pour juger le ridicule des réactionnaires – et d’autres jours le ridicule des radicaux – cela était une occasion de s’aimer encore davantage et d’aller embrasser Maman longuement. Elle me repoussait autrefois parce qu’elle trouvait cela ridicule, et tâchait d’endurcir mon cœur pour le jour où il me faudrait rester sans elle ; mais quand je commençai à être malade elle n’eut plus le courage de me refuser, ni de se refuser ces épanchements, et tout en m’embrassant elle disait : vit-on jamais une mère et un fils qui se comprennent si bien. — Jamais elle n’aurait plaisanté Mme van Blarenberghe si elle avait soupçonné la tragédie de cette vie (car le fils était déjà fou alors). Mais nous n’en savions absolument rien. Quant au père van Blarenberghe elle l’estimait beaucoup et il était charmant pour nous quand nous faisions des voyages que ma santé rendait compliqués pour moi et si tristes pour Maman. Je me rappelle le calvaire de notre voyage à Venise (vers ta Venise fardée mon cher Daniel)3 en exhibant à chaque station une longue lettre du père van Blarenberghe (il était président du conseil d’administration de l’ Est, je crois)4 dont se moquaient les chefs de gare italiens. Quelquefois en rêve je revois, sans aucun des adoucissements que l’intelligence apporte dans l’état de veille, la souffrance de Maman dans ces voyages, et quand je me réveille et que je me rappelle qu’elle ne souffre plus j’ai un sentiment d’allègement infini. M. van Blarenberghe était bien un un peu réactionnaire pour les goûts de Maman, qui était le plus grand et le plus tendre cœur et qui disait de ce genre de gens, « ils ne sont pas pour ce qui fait baisser les loyers et les actions du chemin de fer », mais depuis la mort de mon grand-père, Maman avait avec une sorte de fétichisme accepté, imité, transformé en objet de culte, ce que de son vivant elle pouvait trouver un peu exagéré en lui ; et mon grand-père, tendre et bon comme elle, que j’ai vu passer des semaines sans dormir parce qu’il avait vu dans la rue un homme frapper un enfant, qui même très malade et presque infirme, faisait arrêter son fiacre à deux rues de chez lui pour que la vue d’un luxe qu’elle ne pouvait pas partager ne fût pas désagréable à sa concierge, mon grand-père croyait que le bien du peuple ne pourrait être obtenu que par un régime autoritaire (et d’ ailleurs relativement anticlérical, pas dans le sens d’aujourd’hui, dans le sens de Louis-Philippe envoyant ses fils au lycée). Mon grand-père mon cher Daniel est allé à toutes les représentations de La Belle Hélène. Ma grand-mère disait toujours en parlant de son mari que La Belle Hélène cela avait été le grand événement de sa vie, « bien plus que notre mariage, ajoutait-elle ». Les souvenirs d’opérette et d’opéras de mon grand-père étaient ma terreur perpétuelle, car ils lui étaient une sorte de langage figuré et moins difficile à pénétrer qu’il ne croyait, dont il se servait pour nous dire sur les gens, devant eux, des choses quʼils ne devaient pas entendre. Prétendait-il que quelqu’un dont nous lui avions parlé, malgré un nom transformé, était israélite, à peine le monsieur entré, soit son visage, soit quelques renseignements habilement demandés, ne lui laissaient aucun doute, il fredonnait sans plus s’arrêter « Israël romps ta chaîne, ô peuple lève- toi, viens assouvir ta haine, le Seigneur est en moi » (Samson et Dalila)5 ou « Ô Dieu de nos pères, parmi nous descends, cache nos mystères à l’œil des méchants » (La Juive)6 ou bien d’autres que j’ai oubliés7. Un certain raseur était toujours salué par la cavatine8 du Barbier etc. Mais ce sont des choses que je ne pourrais plus m’arrêter de raconter et elles n’ont de charme hélas que pour moi. Il n’y a plus personne, pas même moi qui ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, dans le petit cimetière juif9, où mon grand père suivant un rite qu’il ne comprenait déjà plus, allait mettre tous les ans un caillou sur la tombe de ses parents10.
Date de la dernière mise à jour : September 25, 2024 01:59








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Je cherche à me rappeler tout ce
que je sais sur les Van Blarenberghe.
Elle, m était une vieille
ancienne relation de
Maman
qui
l’avait connue je crois
elles avaient dû se voir d’abord
chez une vieille dame réactionnaire qui
disait « Croyez-vous ma chère
qu’heureusement
on s’en est aperçu à temps, Thiers tout
simplement allait vendre nos côtes.
Qu’est-ce
que vous dites de cela nous n’
aurions plus eu de côtes. Est-ce qu’on
ne guillotine pas tous les jours des gens
qui ont fait cent fois moins » Et
elle disait aussi en ricanant : « On
prétend qu’on
parle de Jules Simon
pour lʼAcadémie. Jules Simon de l’
Académie ! mon Dieu nous vivons dans
un temps où il ne faut s’étonner de rien. »2
Madame van Blarenberghe d’après ce que
Maman me racontait était beaucoup plus
intelligente et renseignée. Mais elle disait
tout de même « par le temps qui court »
et avait gde foi en Me Reille. Quand
elle était venue faire à Maman sa visite
annuelle, Maman tout en me disant beaucoup de bien d’elle me racontait cela
en riant, et de nous sentir, Maman
et moi, tellement en conformité pour juger
le ridicule des réactionnaires – et d’
autres jours le ridicule des radicaux
s’aimer encore davantage et d’aller embrasser
Maman longuement.
repoussait autrefois parce qu’elle trouvait
cela ridicule, et tâchait d’endurcir
mon cœur
faudrait rester sans elle ; mais quand je
commençai à être malade elle n’eut
plus le courage de me refuser, ni de
se refuser ces
en m’embrassant elle disait : vit-on
jamais une mère et un fils qui se
comprennent si bien. — Jamais elle n’
aurait plaisanté Me van Blarenberghe
si elle avait soupçonné la tragédie
de cette vie (car le fils était déjà fou
alors). Mais nous n’en savions absolument
rien. Quant au père van Blarenberghe
elle l’estimait beaucoup et il était
charmant pour nous quand nous faisions
des voyages que ma santé rendait compliqués
pour moi et si tristes pour Maman. Je
me rappelle le calvaire de notre
voyage à Venise (vers ta Venise
fardée mon cher Daniel)3
station une longue lettre du père van Blarenberghe
(il était président du Cseil d’Adon de
l’
les chefs de gare italiens. Quelquefois en rêve
je revois, sans aucun des adoucissements que l’
intelligence apporte dans l’état de veille,
la souffrance de Maman dans ces voyages, et
quand je me réveille et que je me rappelle qu’elle
ne souffre plus j’ai un sentiment d’allègement
infini. M. van Blarenberghe était bien un
un peu réactionnaire pour les goûts de Maman,
qui était le plus grand et le plus tendre cœur
et qui disait de ce genre de gens, « ils
loyers et les actions du chemin de fer », mais
depuis la mort de mon grand père, Maman
avait avec une sorte de fétichisme accepté
imité, transformé en objets de culte,
ce que de son vivant elle pouvait trouver un
peu exagéré en lui ; et mon grand père,
tendre et bon comme elle,
vu passer des semaines sans dormir parce qu’il
avait vu dans la rue un homme frapper un
enfant, qui même très malade et presque
infirme, faisait arrêter
la vue d’un luxe qu’elle ne pouvait
pas partager ne fut pas désagréable à
sa concierge, mon grand père
le bien du peuple ne pourrait être obtenu
que par un régime autoritaire (et d’
ailleurs relativement anticlérical, pas dans
le sens d’aujourd’hui, dans le sens de Louis
Philippe envoyant ses fils au lycée). Mon
grand père mon cher Daniel est allé à
toutes les représentations de la Belle
Hélène. Ma grand mère disait toujours
en parlant de son mari que la Belle
Hélène cela avait été le gd événement
de sa vie, « bien plus que notre mariage
ajoutait-elle ».
souvenirs d’opérette et d’opéras de mon
grand’père étaient ma terreur perpétuelle, car ils lui
difficile à pénétrer qu’il ne croyait, dont il se servait
pour nous dire sur les gens, devant eux, des choses quʼil ne
devait pas entendre. Prétendait-il que quelqu’un dont nous lui
avions parlé, malgré un nom transformé, était israélite, à
peine le Mr entré, soit son visage, soit quelques renseignements
habilement demandés, ne lui laissaient aucun doute, il fredonnait
sans plus s’arrêter « Israël romps ta chaîne, ô peuple lève-
toi, viens assouvir ta haine, le seigneur est en moi »
et Dalila)5 ou « O Dieu de nos pères, parmi nous descends
cache nos mystères à l’œil des méchants » (La Juive)6
ou
toujours salué par la cavatine8 du Barbier etc. Mais ce
sont des choses
raconter et elles n’ont
Il n’y a plus personne, pas même moi qui ne peux me lever,
qui aille visiter,
petit cimetière juif9,
rite qu’il ne comprenait
un caillou sur la tombe de ses parents10.
1
Je cherche à me rappeler tout ce que je sais sur les Van Blarenberghe. Elle était une ancienne relation de Maman elles avaient dû se voir d’abord chez une vieille dame réactionnaire qui disait « Croyez-vous ma chère qu’heureusement on s’en est aperçu à temps, Thiers tout simplement allait vendre nos côtes. Qu’est-ce que vous dites de cela nous n’aurions plus eu de côtes. Est-ce qu’on ne guillotine pas tous les jours des gens qui ont fait cent fois moins ». Et elle disait aussi en ricanant : « On prétend qu’on parle de Jules Simon pour lʼAcadémie. Jules Simon de l’Académie ! mon Dieu nous vivons dans un temps où il ne faut s’étonner de rien. »2 Madame van Blarenberghe d’après ce que Maman me racontait était beaucoup plus intelligente et renseignée. Mais elle disait tout de même « par le temps qui court » et avait grande foi en Mme Reille. Quand elle était venue faire à Maman sa visite annuelle, Maman tout en me disant beaucoup de bien d’elle me racontait cela en riant, et de nous sentir, Maman et moi, tellement en conformité pour juger le ridicule des réactionnaires – et d’autres jours le ridicule des radicaux – cela était une occasion de s’aimer encore davantage et d’aller embrasser Maman longuement. Elle me repoussait autrefois parce qu’elle trouvait cela ridicule, et tâchait d’endurcir mon cœur pour le jour où il me faudrait rester sans elle ; mais quand je commençai à être malade elle n’eut plus le courage de me refuser, ni de se refuser ces épanchements, et tout en m’embrassant elle disait : vit-on jamais une mère et un fils qui se comprennent si bien. — Jamais elle n’aurait plaisanté Mme van Blarenberghe si elle avait soupçonné la tragédie de cette vie (car le fils était déjà fou alors). Mais nous n’en savions absolument rien. Quant au père van Blarenberghe elle l’estimait beaucoup et il était charmant pour nous quand nous faisions des voyages que ma santé rendait compliqués pour moi et si tristes pour Maman. Je me rappelle le calvaire de notre voyage à Venise (vers ta Venise fardée mon cher Daniel)3 en exhibant à chaque station une longue lettre du père van Blarenberghe (il était président du conseil d’administration de l’ Est, je crois)4 dont se moquaient les chefs de gare italiens. Quelquefois en rêve je revois, sans aucun des adoucissements que l’intelligence apporte dans l’état de veille, la souffrance de Maman dans ces voyages, et quand je me réveille et que je me rappelle qu’elle ne souffre plus j’ai un sentiment d’allègement infini. M. van Blarenberghe était bien un un peu réactionnaire pour les goûts de Maman, qui était le plus grand et le plus tendre cœur et qui disait de ce genre de gens, « ils ne sont pas pour ce qui fait baisser les loyers et les actions du chemin de fer », mais depuis la mort de mon grand-père, Maman avait avec une sorte de fétichisme accepté, imité, transformé en objet de culte, ce que de son vivant elle pouvait trouver un peu exagéré en lui ; et mon grand-père, tendre et bon comme elle, que j’ai vu passer des semaines sans dormir parce qu’il avait vu dans la rue un homme frapper un enfant, qui même très malade et presque infirme, faisait arrêter son fiacre à deux rues de chez lui pour que la vue d’un luxe qu’elle ne pouvait pas partager ne fût pas désagréable à sa concierge, mon grand-père croyait que le bien du peuple ne pourrait être obtenu que par un régime autoritaire (et d’ ailleurs relativement anticlérical, pas dans le sens d’aujourd’hui, dans le sens de Louis-Philippe envoyant ses fils au lycée). Mon grand-père mon cher Daniel est allé à toutes les représentations de La Belle Hélène. Ma grand-mère disait toujours en parlant de son mari que La Belle Hélène cela avait été le grand événement de sa vie, « bien plus que notre mariage, ajoutait-elle ». Les souvenirs d’opérette et d’opéras de mon grand-père étaient ma terreur perpétuelle, car ils lui étaient une sorte de langage figuré et moins difficile à pénétrer qu’il ne croyait, dont il se servait pour nous dire sur les gens, devant eux, des choses quʼils ne devaient pas entendre. Prétendait-il que quelqu’un dont nous lui avions parlé, malgré un nom transformé, était israélite, à peine le monsieur entré, soit son visage, soit quelques renseignements habilement demandés, ne lui laissaient aucun doute, il fredonnait sans plus s’arrêter « Israël romps ta chaîne, ô peuple lève- toi, viens assouvir ta haine, le Seigneur est en moi » (Samson et Dalila)5 ou « Ô Dieu de nos pères, parmi nous descends, cache nos mystères à l’œil des méchants » (La Juive)6 ou bien d’autres que j’ai oubliés7. Un certain raseur était toujours salué par la cavatine8 du Barbier etc. Mais ce sont des choses que je ne pourrais plus m’arrêter de raconter et elles n’ont de charme hélas que pour moi. Il n’y a plus personne, pas même moi qui ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, dans le petit cimetière juif9, où mon grand père suivant un rite qu’il ne comprenait déjà plus, allait mettre tous les ans un caillou sur la tombe de ses parents10.
Date de la dernière mise à jour : September 25, 2024 01:59