CP 01960 Marcel Proust à Maurice Duplay [fin mars 1909]
Mon cher Maurice
En quelques mots car je
suis bien incapable d’écrire
je voudrais te dire
beaucoup de
choses. D’abord ceci : tu
m’avais écrit un mot char-
mant il y a dejà plusieurs
mois. J’ai été dans un tel
état de santé que ayant un
petit objet ayant appartenu à
Maman à remettre à ta mère2, j’
ai attendu jour par jour d’être
mieux dans l’espoir de passer chez
toi. Or jamais ma vie n’a été
telle, mangeant une fois par 48
heures, jamais avant 3 heures du
matin etc etc. Et si je veux
écrire une ligne, une lettre,
plusieurs jours de maux de tête.
Aussi me disant toujours : « demain »
je ne t’ai pas écrit et quand j’
ai reçu Léo aujourd’hui3 j’ai
pensé avec tristesse à ce que tu
devais penser de moi. Mais la
curiosité l’a emporté sur la tristesse et j’ai
jeté un long, un très long, un presque
complet coup d’œil sur Léo, et je n’ai
abandonné ma lecture qu’après les dernières
pages finies, ces dernières pages qui me
paraissent toutes changées, et à mon
avis infiniment supérieures à ce qu’elles
étaient4. L’écueil du sujet c’était le côté
« mélo » qu’accentuait le dénouement5. Celui-
ci est plus simple, plus émouvant6. Et surtout
il t’a permis ces superbes pages, cette vieillesse
végétante, vitupératrice et casanière où un
assassin et une rouleuse vivent avec une régularité
de bourgeois et parlent avec une amertume de
pamphlétaires, avec une sévérité de sermonnaires7.
Quel talent mon cher Maurice, quelle belle
matière grasse et colorée de lueurs que celle de
ton style qui n’expose jamais un
fait sans en extraire sa pœsie,
sans le prolonger de sa portée
sociologique ; qualités qui sont
peutʼêtre celles qui t’échappent
le plus parce qu’elles font si inti-
mement partie de la contexture
la plus intrinsèque de ton beau
cerveau, que tu ne peux t’en
séparer pour les apercevoir. Mais
c’est ce que je prise le plus haut
chez les écrivains qui les possèdent.
Il est vrai que si peu les possèdent quʼ
autant n’en pas parler. J’ai été
repris par le tourbillon et la
farandole de ces expressions d’
argot à qui tu as su donn
un mouvement endiablé. Pour-
quoi y a-t-il de la beauté
à avoir mis après le mot
arriver, les mots « par leurs
poules » 8 je n’en sais rien et
ne peux que constater cette
merveilleuse et au fond
mystérieuse efflorescence qui
rappelle les plus orgiaques délires de Molière et
de Rabelais. Et comme dans tout ce que
tu écris chaque parole reflete la monade qui
le dit mais cette monade est–elle-même
un reflet de l’univers. De sorte qu’au fond dans
l’idée que se font les aminches du faubourg
Germain et de l’Elysée il y a hélas bien
du vrai9. Et je trouve une plaisanterie littéraire d’une
gde portée et d’une délicieuse saveur, l’effort
d’objectivité du peintre de couleur locale, Chichille
qd il croit parler avec vérité le « jaspinage »10
des ménesses des banquiers11 etc. Par là Chichille
rejoint Racine, Bernardin de St Pierre et
les imagiers des Cathédrales, c’est émouvant.
Dis
moi par un petit mot si je ne peux t’être utile
à rien pour le
lancement de ton livre et crois à
ma bien tendre, bien fraternelle et bien admirative
amitié
Marcel Proust
Je nʼaurais pas cru quʼHaraucourt
fut
le moins du monde
un « grand poète »12. Mais je nʼen sais rien.13
Mon cher Maurice
En quelques mots car je suis bien incapable d’écrire je voudrais te dire
beaucoup de choses. D’abord ceci : tu m’avais écrit un mot charmant il y a déjà plusieurs mois. J’ai été dans un tel état de santé quʼayant un petit objet ayant appartenu à Maman à remettre à ta mère2, j’ai
attendu jour par jour d’être mieux dans l’espoir de passer chez toi. Or
jamais ma vie n’a été telle, mangeant une fois par quarante-huit heures, jamais avant trois heures du matin etc. etc. Et si je veux écrire une ligne, une lettre, plusieurs jours
de maux de tête. Aussi me disant toujours : « demain » je ne t’ai pas écrit
et quand j’ ai reçu Léo aujourd’hui3 j’ai pensé avec tristesse à
ce que tu devais penser de moi. Mais lacuriosité l’a
emporté sur la tristesse et j’ai jeté un long, un très long, un
presque complet coup d’œil sur Léo, et je n’ai abandonné ma lecture qu’après les dernières pages
finies, ces dernières pages qui me paraissent toutes changées, et à mon avis
infiniment supérieures à ce qu’elles étaient4. L’écueil du
sujet c’était le côté« mélo » qu’accentuait le
dénouement5. Celui-ci est plus simple, plus émouvant6. Et
surtout il t’a permis ces superbes pages, cette vieillesse végétante,
vitupératrice et casanière où un assassin et une rouleuse vivent avec une
régularité de bourgeois et parlent avec une amertume de pamphlétaires, avec
une sévérité de sermonnaires7. Quel talent
mon cher Maurice, quelle belle matière grasse et colorée de lueurs que celle
deton style qui n’expose jamais un fait sans en
extraire sa poésie, sans le prolonger de sa portée sociologique ; qualités qui sont peut-être celles qui t’échappent le plus parce qu’elles font si intimement partie de la contexture la plus intrinsèque de ton
beau cerveau, que tu ne peux t’en séparer pour les apercevoir. Mais c’est
ce que je prise le plus haut chez les écrivains qui les possèdent. Il est
vrai que si peu les possèdent quʼautant
n’en pas parler. J’ai été repris par le tourbillon et la farandole de ces
expressions d’argot à qui tu as su donn
é
er
un mouvement endiablé. Pourquoi y a-t-il de la beauté à avoir mis après le mot arriver, les
mots
« par leurs poules »
8 je n’en
sais rien et ne peux que constater cette merveilleuse et au
fond mystérieuse efflorescence quirappelle les plus
orgiaques délires de Molière et de Rabelais. Et comme dans tout ce que tu écris chaque
parole reflète la monade qui le dit mais cette monade est elle-même un reflet de l’univers. De sorte qu’au fond dans l’idée
que se font les aminches du faubourg Germain et de
l’Élysée il y a hélas bien du vrai9. Et je trouve une plaisanterie littéraire d’une grande portée et d’une délicieuse saveur, l’effortd’objectivité du peintre de couleur locale, Chichille quand il croit parler avec vérité le « jaspinage »10 des ménesses des
banquiers11 etc. Par là Chichille rejoint Racine, Bernardin de Saint-Pierre et les imagiers des Cathédrales, c’est émouvant.
Dis-moi par un petit mot si je ne peux t’être utile à rien pour le lancement de ton livre et crois à ma bien tendre, bien fraternelle et bien admirative amitié.
Marcel Proust
Je nʼaurais pas cru quʼHaraucourt fût le moins du monde un « grand poète »12. Mais je nʼen sais rien.13
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
Mon cher Maurice
En quelques mots car je
suis bien incapable d’écrire
je voudrais te dire
beaucoup de
choses. D’abord ceci : tu
m’avais écrit un mot char-
mant il y a dejà plusieurs
mois. J’ai été dans un tel
état de santé que ayant un
petit objet ayant appartenu à
Maman à remettre à ta mère2, j’
ai attendu jour par jour d’être
mieux dans l’espoir de passer chez
toi. Or jamais ma vie n’a été
telle, mangeant une fois par 48
heures, jamais avant 3 heures du
matin etc etc. Et si je veux
écrire une ligne, une lettre,
plusieurs jours de maux de tête.
Aussi me disant toujours : « demain »
je ne t’ai pas écrit et quand j’
ai reçu Léo aujourd’hui3 j’ai
pensé avec tristesse à ce que tu
devais penser de moi. Mais la
curiosité l’a emporté sur la tristesse et j’ai
jeté un long, un très long, un presque
complet coup d’œil sur Léo, et je n’ai
abandonné ma lecture qu’après les dernières
pages finies, ces dernières pages qui me
paraissent toutes changées, et à mon
avis infiniment supérieures à ce qu’elles
étaient4. L’écueil du sujet c’était le côté
« mélo » qu’accentuait le dénouement5. Celui-
ci est plus simple, plus émouvant6. Et surtout
il t’a permis ces superbes pages, cette vieillesse
végétante, vitupératrice et casanière où un
assassin et une rouleuse vivent avec une régularité
de bourgeois et parlent avec une amertume de
pamphlétaires, avec une sévérité de sermonnaires7.
Quel talent mon cher Maurice, quelle belle
matière grasse et colorée de lueurs que celle de
ton style qui n’expose jamais un
fait sans en extraire sa pœsie,
sans le prolonger de sa portée
sociologique ; qualités qui sont
peutʼêtre celles qui t’échappent
le plus parce qu’elles font si inti-
mement partie de la contexture
la plus intrinsèque de ton beau
cerveau, que tu ne peux t’en
séparer pour les apercevoir. Mais
c’est ce que je prise le plus haut
chez les écrivains qui les possèdent.
Il est vrai que si peu les possèdent quʼ
autant n’en pas parler. J’ai été
repris par le tourbillon et la
farandole de ces expressions d’
argot à qui tu as su donn
un mouvement endiablé. Pour-
quoi y a-t-il de la beauté
à avoir mis après le mot
arriver, les mots « par leurs
poules » 8 je n’en sais rien et
ne peux que constater cette
merveilleuse et au fond
mystérieuse efflorescence qui
rappelle les plus orgiaques délires de Molière et
de Rabelais. Et comme dans tout ce que
tu écris chaque parole reflete la monade qui
le dit mais cette monade est–elle-même
un reflet de l’univers. De sorte qu’au fond dans
l’idée que se font les aminches du faubourg
Germain et de l’Elysée il y a hélas bien
du vrai9. Et je trouve une plaisanterie littéraire d’une
gde portée et d’une délicieuse saveur, l’effort
d’objectivité du peintre de couleur locale, Chichille
qd il croit parler avec vérité le « jaspinage »10
des ménesses des banquiers11 etc. Par là Chichille
rejoint Racine, Bernardin de St Pierre et
les imagiers des Cathédrales, c’est émouvant.
Dis
moi par un petit mot si je ne peux t’être utile
à rien pour le
lancement de ton livre et crois à
ma bien tendre, bien fraternelle et bien admirative
amitié
Marcel Proust
Je nʼaurais pas cru quʼHaraucourt
fut
le moins du monde
un « grand poète »12. Mais je nʼen sais rien.13
Mon cher Maurice
En quelques mots car je suis bien incapable d’écrire je voudrais te dire
beaucoup de choses. D’abord ceci : tu m’avais écrit un mot charmant il y a déjà plusieurs mois. J’ai été dans un tel état de santé quʼayant un petit objet ayant appartenu à Maman à remettre à ta mère2, j’ai
attendu jour par jour d’être mieux dans l’espoir de passer chez toi. Or
jamais ma vie n’a été telle, mangeant une fois par quarante-huit heures, jamais avant trois heures du matin etc. etc. Et si je veux écrire une ligne, une lettre, plusieurs jours
de maux de tête. Aussi me disant toujours : « demain » je ne t’ai pas écrit
et quand j’ ai reçu Léo aujourd’hui3 j’ai pensé avec tristesse à
ce que tu devais penser de moi. Mais lacuriosité l’a
emporté sur la tristesse et j’ai jeté un long, un très long, un
presque complet coup d’œil sur Léo, et je n’ai abandonné ma lecture qu’après les dernières pages
finies, ces dernières pages qui me paraissent toutes changées, et à mon avis
infiniment supérieures à ce qu’elles étaient4. L’écueil du
sujet c’était le côté« mélo » qu’accentuait le
dénouement5. Celui-ci est plus simple, plus émouvant6. Et
surtout il t’a permis ces superbes pages, cette vieillesse végétante,
vitupératrice et casanière où un assassin et une rouleuse vivent avec une
régularité de bourgeois et parlent avec une amertume de pamphlétaires, avec
une sévérité de sermonnaires7. Quel talent
mon cher Maurice, quelle belle matière grasse et colorée de lueurs que celle
deton style qui n’expose jamais un fait sans en
extraire sa poésie, sans le prolonger de sa portée sociologique ; qualités qui sont peut-être celles qui t’échappent le plus parce qu’elles font si intimement partie de la contexture la plus intrinsèque de ton
beau cerveau, que tu ne peux t’en séparer pour les apercevoir. Mais c’est
ce que je prise le plus haut chez les écrivains qui les possèdent. Il est
vrai que si peu les possèdent quʼautant
n’en pas parler. J’ai été repris par le tourbillon et la farandole de ces
expressions d’argot à qui tu as su donn
é
er
un mouvement endiablé. Pourquoi y a-t-il de la beauté à avoir mis après le mot arriver, les
mots
« par leurs poules »
8 je n’en
sais rien et ne peux que constater cette merveilleuse et au
fond mystérieuse efflorescence quirappelle les plus
orgiaques délires de Molière et de Rabelais. Et comme dans tout ce que tu écris chaque
parole reflète la monade qui le dit mais cette monade est elle-même un reflet de l’univers. De sorte qu’au fond dans l’idée
que se font les aminches du faubourg Germain et de
l’Élysée il y a hélas bien du vrai9. Et je trouve une plaisanterie littéraire d’une grande portée et d’une délicieuse saveur, l’effortd’objectivité du peintre de couleur locale, Chichille quand il croit parler avec vérité le « jaspinage »10 des ménesses des
banquiers11 etc. Par là Chichille rejoint Racine, Bernardin de Saint-Pierre et les imagiers des Cathédrales, c’est émouvant.
Dis-moi par un petit mot si je ne peux t’être utile à rien pour le lancement de ton livre et crois à ma bien tendre, bien fraternelle et bien admirative amitié.
Marcel Proust
Je nʼaurais pas cru quʼHaraucourt fût le moins du monde un « grand poète »12. Mais je nʼen sais rien.13
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03