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CP 02830 Marcel Proust à Reynaldo Hahn [peu après le samedi 24 octobre 1914]

Surlignage

Cher Reynaldo

Je vous remercie de tout coeur de votre
lettre, impérissable monument de bonté et
dʼamitié. Mais Bize se trompe entièrement
sʼil croit que ʼ un certificat me dispense
de quoi que ce soit. Peutʼêtre un certificat
de Pozzi, lieutenant colonel au Val de
Grâce
, lʼeût pu (et je ne crois pas). Mais avec des manières
charmantes et des procédés parfaits il lʼa
éludé et refusé . Je vous tiendrai au courant de mes
mesaventures militaires quand elles se
produiront. Mon cher petit vous êtes bien gentil
dʼavoir pensé que Cabourg avait du mʼêtre
pénible à cause dʼAgostinelli. Je dois avouer


2

à ma honte quʼil ne lʼa pas été autant
que jʼaurais cru et que ce voyage
a plutôt marqué une 1re étape de
détachement de mon chagrin, etape
après laquelle heureusement jʼai retrogra-
une fois revenu vers les souffrances
premières. Mais enfin à Cabourg sans
cesser dʼêtre aussi triste ni dʼautant
le regretter, il y a eu des moments,
peutʼêtre des heures, où il avait
disparu de ma pensée. Mon cher
petit ne me jugez pas trop mal par
là (si mal que je me juge moi-
même !). Et nʼen augurez pas un
manque de fidélité dans mes affections,
comme moi jʼai eu le tort de lʼ


3

augurer pour vous quand je vous voyais regretter
peu des gens du monde que je croyais que vous
aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins
de tendresse que je nʼavais cru. Et jʼai
compris ensuite que cʼétait parcequʼil sʼ-
agissait de gens que vous aimiez pas vraiment.
Jʼaimais vraiment Alfred. Ce nʼest pas assez
de dire que je lʼaimais, je lʼadorais. Et
je ne sais pourquoi jʼécris cela au passé car je
lʼaime toujours. Mais malgré tout, dans les
regrets, il y a une part dʼinvolontaire et
une part de devoir qui fixe lʼinvolontaire et


4

en assure la durée. Or ce devoir nʼexiste pas
envers Alfred qui avait très mal agi avec moi,
je lui donne les regrets que je ne peux faire
autrement que de lui donner, je ne me sens pas
tenu envers lui à un devoir comme celui qui me
lie à vous, qui me lierait à vous, même si je
vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille
fois moins. Si donc jʼai eu à Cabourg quelques
semaines de relative inconstance, ne me jugez
pas inconstant et nʼen accusez que celui qui ne
pouvait mériter de fidélité. Dʼailleurs jʼai eu une
grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ;
mais par moments elles sont assez vives pour que
je regrette un peu lʼapaisement dʼil y a un


mois. Mais jʼai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes quʼil y a un mois et demi ou deux mois. Ce nʼest pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce quʼon meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » dʼil y a quelques semaines. Son ami ne lʼa pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il lʼa rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » dʼaujourdʼhui aime Alfred mais ne lʼa connu que par les récits de lʼautre. Cʼest une tendresse de seconde main. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation dʼen lire quelques extraits à Gregh ou à dʼautres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. Dʼailleurs je nʼai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne mʼoffre plus que des événements que jʼai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume celui qui sʼappelle en partie « A lʼombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez lʼanticipation et la sûre prophétie de ce que jʼai éprouvé depuis.)

Jʼespère que ce que je vous ai écrit vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. Dʼailleurs jʼespère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait « commander » et vous « obéir ». Je ne veux pas avoir lʼair dʼéluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me « nourris » pas en ce moment. Mais la fréquence des crises lʼempêche. Vous savez que dès quʼelles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez lʼannée dernière et ma victoire de la Marne . Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois quʼil nʼest pas très bien avec Février le directeur du Sce de Santé et le côté Gallieni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peutʼêtre pas appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense cʼest une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme lʼasthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on mʼa interv dans mon lit ; mais pensez-vous que le Gt Mre de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur sʼil croit que cʼest une dispense légale.

Mille tendresse de votre

Marcel

Je reçois à lʼinstant le certificat de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu mʼêtre utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tout cas je vais lui écrire.


P.S.
Que ma lettre je vous en prie nʼaille pas
vous donner lʼidée que jʼai oublié
Alfred. Malgré la distance que je sens hélas
par moments, je nʼhésiterais pas même dans ces
moments à courir me faire couper un
bras ou une jambe si cela pouvait le
ressusciter.

3e P.S.
Surtout cher petit ne faites quoi
que ce soit pour ma question de
contre réforme. Ce que vous avez
fait était divinement gentil et
a été parfait. Mais faire autre
chose ne pourrait que mʼattirer
des ennuis. Je crois que tout
se passera très bien. Et dʼailleurs ce ne
sera pas avant q. q. temps. Que


pense le Commandant C. de la guerre ?
comme durée, comme issue, comme
présent, comme passé, comme avenir.


 
Surlignage

Cher Reynaldo

Je vous remercie de tout coeur de votre lettre, impérissable monument de bonté et dʼamitié. Mais Bize se trompe entièrement sʼil croit qu ʼ un certificat me dispense de quoi que ce soit. Peut-être un certificat de Pozzi, lieutenant-colonel au Val-de-Grâce , lʼeût pu (et je ne crois pas). Mais avec des manières charmantes et des procédés parfaits il lʼa éludé et refusé . Je vous tiendrai au courant de mes mésaventures militaires quand elles se produiront. Mon cher petit vous êtes bien gentil dʼavoir pensé que Cabourg avait mʼêtre pénible à cause dʼAgostinelli. Je dois avouer

à ma honte quʼil ne lʼa pas été autant que jʼaurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement jʼai rétrogradé, une fois revenu, vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser dʼêtre aussi triste ni dʼautant le regretter, il y a eu des moments, peut-être des heures, où il avait disparu de ma pensée. Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là (si mal que je me juge moi- même !). Et nʼen augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi jʼai eu le tort de lʼ

augurer pour vous quand je vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je nʼavais cru. Et jʼai compris ensuite que cʼétait parce quʼil sʼagissait de gens que vous nʼaimiez pas vraiment. Jʼaimais vraiment Alfred. Ce nʼest pas assez de dire que je lʼaimais, je lʼadorais. Et je ne sais pourquoi jʼécris cela au passé car je lʼaime toujours. Mais malgré tout, dans les regrets, il y a une part dʼinvolontaire et une part de devoir qui fixe lʼinvolontaire et

en assure la durée. Or ce devoir nʼexiste pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi, je lui donne les regrets que je ne peux faire autrement que de lui donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc jʼai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et nʼen accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité. Dʼailleurs jʼai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu lʼapaisement dʼil y a un

mois. Mais jʼai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes quʼil y a un mois et demi ou deux mois. Ce nʼest pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce quʼon meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » dʼil y a quelques semaines. Son ami ne lʼa pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il lʼa rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » dʼaujourdʼhui, aime Alfred mais ne lʼa connu que par les récits de lʼautre. Cʼest une tendresse de seconde main. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation dʼen lire quelques extraits à Gregh ou à dʼautres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. Dʼailleurs je nʼai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne mʼoffre plus que des événements que jʼai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume celui qui sʼappelle en partie « A lʼombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez lʼanticipation et la sûre prophétie de ce que jʼai éprouvé depuis.)

Jʼespère que ce que je vous ai écrit vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. Dʼailleurs jʼespère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait « commander » et vous, « obéir ». Je ne veux pas avoir lʼair dʼéluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me « nourris » pas en ce moment. Mais la fréquence des crises lʼempêche. Vous savez que dès quʼelles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez lʼannée dernière et ma victoire de la Marne . Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois quʼil nʼest pas très bien avec Février le directeur du Service de Santé et le côté Gallieni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut-être pas appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense cʼest une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme lʼasthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on mʼa interviewé dans mon lit ; mais pensez-vous que le Gouvernement Militaire de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur sʼil croit que cʼest une dispense légale.

Mille tendresse de votre

Marcel

Je reçois à lʼinstant le certificat de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu mʼêtre utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tout cas je vais lui écrire.

P.S. Que ma lettre je vous en prie nʼaille pas vous donner lʼidée que jʼai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je nʼhésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.

3e P.S. Surtout cher petit ne faites quoi que ce soit pour ma question de contre-réforme. Ce que vous avez fait était divinement gentil et a été parfait. Mais faire autre chose ne pourrait que mʼattirer des ennuis. Je crois que tout se passera très bien. Et dʼailleurs ce ne sera pas avant quelque temps. Que

pense le Commandant C. de la guerre ? comme durée, comme issue, comme présent, comme passé, comme avenir.

 
Note n°1
Dans un télégramme du 24 octobre 1914 (CP 02829 ; Kolb, XIII, n° 178), Proust remercie Hahn dʼavoir solicité et obtenu pour lui un certificat médical du docteur Bize (CP 05638), et lui demande de répondre par lettre. La présente lettre répond à la lettre de Hahn. [PK, FP]
Note n°2
Lettre non retrouvée. [PK]
Note n°3
Au moment où il commence cette lettre, Proust nʼa pas encore reçu le premier certificat du docteur Bize, mais Hahn lui a annoncé lʼavoir obtenu, dʼabord par télégramme (le 23 au soir ? ou le 24 au matin), puis par lettre. Proust recevra le certificat avant lʼenvoi de sa lettre ; il ajoutera alors un post-scriptum. [FL, FP]
Note n°4
Voir la lettre de Proust au docteur Pozzi [entre le 6 et le 12 novembre 1914] (CP 05412) : « Comme vous avez préféré ne pas me donner de certificat... ». Pozzi finira par rédiger un certificat (non retrouvé) ; Proust lʼen remercie dans sa lettre du jeudi [12 ? novembre 1914] (CP 05413). [FP, FL]
Note n°5
Proust est rentré de Cabourg le 13 ou 14 octobre 1914 ; il raconte cet éprouvant trajet dans la lettre à Madame Catusse du [17 octobre 1914] (CP 02827 ; Kolb, XIII, n° 176). [FP]
Note n°6
Ce passage est un de ceux qui attestent la transposition romanesque d’Alfred Agostinelli en Albertine (voir Albertine disparue, IV, p. 175 ; La Fugitive, Cahiers d’Albertine disparue, éd. de N. Mauriac Dyer, Le Livre de poche « classique », 1993, p. 189 et note 1). La présente lettre a pu servir de brouillon à un verso du Cahier « Vénusté », rédigé pour l’essentiel après la disparition accidentelle d’Agostinelli au printemps de 1914. Le passage y est coché au crayon bleu, ce qui indique l’importance que Proust lui attachait : « Capital (peut’être tout à la fin du livre peut’être à la mort d’Albertine quand je commence à oublier) / Ce n’est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parcequ’on meurt soi-même. Albertine ne pourrait rien reprocher à son ami. Son ami ne l’a pas oublié [sic], mais il l’a rejoint [sic] dans la mort, laissant pour héritier l’homme que je suis aujourd’hui qui aime certes Albertine, mais ne l’a pas connue. Certes il a entendu bien des fois parler d’elle dans les récits de l’autre quand il grandissait à l’ombre du moribond à qui il devait survivre, il l’a bien des fois entendu parler d’elle ; il croyait la connaître, il l’aimait à travers les récits de celui-là : ce n’était qu’une tendresse de seconde main. » (Cahier 54, f. 13v, transcription simplifiée). Voir Cahier 54, éd. F. Goujon, N. Mauriac Dyer et Ch. Nakano, Brepols, 2008, vol. II, f. 13v et note 1. Proust reprendra le passage d’après la version (ultérieure) du Cahier 56 dans sa lettre-dédicace à Mme Scheikévitch (CP 03024 ; Kolb, XIV, n° 136). [NM]
Note n°7
En octobre 1914, « mon troisième volume » désigne Le Temps retrouvé, le dernier des trois tomes prévus depuis lʼété de 1913. « À lʼombre des jeunes filles en fleurs » nʼest alors que le titre de la première des neuf parties qui composent ce dernier tome. Voir lʼannonce publiée en 1913 en tête de Du côté de chez Swann. [FL, FP, NM]
Note n°8
La lettre où Proust tente de convaincre Hahn de rester à Albi nʼa pas été retrouvée. [FP]
Note n°9
Allusion probable au rétablissement de santé de Proust lors des derniers mois de 1913. [PK]
Note n°10
Allusion aux deux interviews accordées par Proust lors de la parution de Du côté de chez Swann en 1913. [PK]
Note n°11
Le premier certificat signé par le docteur Bize, le 23 octobre 1914 (CP 05638). [FP]
Note n°12
Lettre non retrouvée. Le docteur Bize signera un deuxième certificat le 4 novembre 1914 (CP 05639). [FP]


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Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
Surlignage

Cher Reynaldo

Je vous remercie de tout coeur de votre
lettre, impérissable monument de bonté et
dʼamitié. Mais Bize se trompe entièrement
sʼil croit que ʼ un certificat me dispense
de quoi que ce soit. Peutʼêtre un certificat
de Pozzi, lieutenant colonel au Val de
Grâce
, lʼeût pu (et je ne crois pas). Mais avec des manières
charmantes et des procédés parfaits il lʼa
éludé et refusé . Je vous tiendrai au courant de mes
mesaventures militaires quand elles se
produiront. Mon cher petit vous êtes bien gentil
dʼavoir pensé que Cabourg avait du mʼêtre
pénible à cause dʼAgostinelli. Je dois avouer


2

à ma honte quʼil ne lʼa pas été autant
que jʼaurais cru et que ce voyage
a plutôt marqué une 1re étape de
détachement de mon chagrin, etape
après laquelle heureusement jʼai retrogra-
une fois revenu vers les souffrances
premières. Mais enfin à Cabourg sans
cesser dʼêtre aussi triste ni dʼautant
le regretter, il y a eu des moments,
peutʼêtre des heures, où il avait
disparu de ma pensée. Mon cher
petit ne me jugez pas trop mal par
là (si mal que je me juge moi-
même !). Et nʼen augurez pas un
manque de fidélité dans mes affections,
comme moi jʼai eu le tort de lʼ


3

augurer pour vous quand je vous voyais regretter
peu des gens du monde que je croyais que vous
aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins
de tendresse que je nʼavais cru. Et jʼai
compris ensuite que cʼétait parcequʼil sʼ-
agissait de gens que vous aimiez pas vraiment.
Jʼaimais vraiment Alfred. Ce nʼest pas assez
de dire que je lʼaimais, je lʼadorais. Et
je ne sais pourquoi jʼécris cela au passé car je
lʼaime toujours. Mais malgré tout, dans les
regrets, il y a une part dʼinvolontaire et
une part de devoir qui fixe lʼinvolontaire et


4

en assure la durée. Or ce devoir nʼexiste pas
envers Alfred qui avait très mal agi avec moi,
je lui donne les regrets que je ne peux faire
autrement que de lui donner, je ne me sens pas
tenu envers lui à un devoir comme celui qui me
lie à vous, qui me lierait à vous, même si je
vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille
fois moins. Si donc jʼai eu à Cabourg quelques
semaines de relative inconstance, ne me jugez
pas inconstant et nʼen accusez que celui qui ne
pouvait mériter de fidélité. Dʼailleurs jʼai eu une
grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ;
mais par moments elles sont assez vives pour que
je regrette un peu lʼapaisement dʼil y a un


mois. Mais jʼai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes quʼil y a un mois et demi ou deux mois. Ce nʼest pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce quʼon meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » dʼil y a quelques semaines. Son ami ne lʼa pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il lʼa rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » dʼaujourdʼhui aime Alfred mais ne lʼa connu que par les récits de lʼautre. Cʼest une tendresse de seconde main. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation dʼen lire quelques extraits à Gregh ou à dʼautres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. Dʼailleurs je nʼai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne mʼoffre plus que des événements que jʼai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume celui qui sʼappelle en partie « A lʼombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez lʼanticipation et la sûre prophétie de ce que jʼai éprouvé depuis.)

Jʼespère que ce que je vous ai écrit vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. Dʼailleurs jʼespère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait « commander » et vous « obéir ». Je ne veux pas avoir lʼair dʼéluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me « nourris » pas en ce moment. Mais la fréquence des crises lʼempêche. Vous savez que dès quʼelles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez lʼannée dernière et ma victoire de la Marne . Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois quʼil nʼest pas très bien avec Février le directeur du Sce de Santé et le côté Gallieni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peutʼêtre pas appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense cʼest une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme lʼasthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on mʼa interv dans mon lit ; mais pensez-vous que le Gt Mre de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur sʼil croit que cʼest une dispense légale.

Mille tendresse de votre

Marcel

Je reçois à lʼinstant le certificat de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu mʼêtre utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tout cas je vais lui écrire.


P.S.
Que ma lettre je vous en prie nʼaille pas
vous donner lʼidée que jʼai oublié
Alfred. Malgré la distance que je sens hélas
par moments, je nʼhésiterais pas même dans ces
moments à courir me faire couper un
bras ou une jambe si cela pouvait le
ressusciter.

3e P.S.
Surtout cher petit ne faites quoi
que ce soit pour ma question de
contre réforme. Ce que vous avez
fait était divinement gentil et
a été parfait. Mais faire autre
chose ne pourrait que mʼattirer
des ennuis. Je crois que tout
se passera très bien. Et dʼailleurs ce ne
sera pas avant q. q. temps. Que


pense le Commandant C. de la guerre ?
comme durée, comme issue, comme
présent, comme passé, comme avenir.


 
Surlignage

Cher Reynaldo

Je vous remercie de tout coeur de votre lettre, impérissable monument de bonté et dʼamitié. Mais Bize se trompe entièrement sʼil croit qu ʼ un certificat me dispense de quoi que ce soit. Peut-être un certificat de Pozzi, lieutenant-colonel au Val-de-Grâce , lʼeût pu (et je ne crois pas). Mais avec des manières charmantes et des procédés parfaits il lʼa éludé et refusé . Je vous tiendrai au courant de mes mésaventures militaires quand elles se produiront. Mon cher petit vous êtes bien gentil dʼavoir pensé que Cabourg avait mʼêtre pénible à cause dʼAgostinelli. Je dois avouer

à ma honte quʼil ne lʼa pas été autant que jʼaurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement jʼai rétrogradé, une fois revenu, vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser dʼêtre aussi triste ni dʼautant le regretter, il y a eu des moments, peut-être des heures, où il avait disparu de ma pensée. Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là (si mal que je me juge moi- même !). Et nʼen augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi jʼai eu le tort de lʼ

augurer pour vous quand je vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je nʼavais cru. Et jʼai compris ensuite que cʼétait parce quʼil sʼagissait de gens que vous nʼaimiez pas vraiment. Jʼaimais vraiment Alfred. Ce nʼest pas assez de dire que je lʼaimais, je lʼadorais. Et je ne sais pourquoi jʼécris cela au passé car je lʼaime toujours. Mais malgré tout, dans les regrets, il y a une part dʼinvolontaire et une part de devoir qui fixe lʼinvolontaire et

en assure la durée. Or ce devoir nʼexiste pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi, je lui donne les regrets que je ne peux faire autrement que de lui donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc jʼai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et nʼen accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité. Dʼailleurs jʼai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu lʼapaisement dʼil y a un

mois. Mais jʼai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes quʼil y a un mois et demi ou deux mois. Ce nʼest pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce quʼon meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » dʼil y a quelques semaines. Son ami ne lʼa pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il lʼa rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » dʼaujourdʼhui, aime Alfred mais ne lʼa connu que par les récits de lʼautre. Cʼest une tendresse de seconde main. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation dʼen lire quelques extraits à Gregh ou à dʼautres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. Dʼailleurs je nʼai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne mʼoffre plus que des événements que jʼai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume celui qui sʼappelle en partie « A lʼombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez lʼanticipation et la sûre prophétie de ce que jʼai éprouvé depuis.)

Jʼespère que ce que je vous ai écrit vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. Dʼailleurs jʼespère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait « commander » et vous, « obéir ». Je ne veux pas avoir lʼair dʼéluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me « nourris » pas en ce moment. Mais la fréquence des crises lʼempêche. Vous savez que dès quʼelles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez lʼannée dernière et ma victoire de la Marne . Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois quʼil nʼest pas très bien avec Février le directeur du Service de Santé et le côté Gallieni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut-être pas appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense cʼest une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme lʼasthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on mʼa interviewé dans mon lit ; mais pensez-vous que le Gouvernement Militaire de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur sʼil croit que cʼest une dispense légale.

Mille tendresse de votre

Marcel

Je reçois à lʼinstant le certificat de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu mʼêtre utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tout cas je vais lui écrire.

P.S. Que ma lettre je vous en prie nʼaille pas vous donner lʼidée que jʼai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je nʼhésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.

3e P.S. Surtout cher petit ne faites quoi que ce soit pour ma question de contre-réforme. Ce que vous avez fait était divinement gentil et a été parfait. Mais faire autre chose ne pourrait que mʼattirer des ennuis. Je crois que tout se passera très bien. Et dʼailleurs ce ne sera pas avant quelque temps. Que

pense le Commandant C. de la guerre ? comme durée, comme issue, comme présent, comme passé, comme avenir.

 
Note n°1
Dans un télégramme du 24 octobre 1914 (CP 02829 ; Kolb, XIII, n° 178), Proust remercie Hahn dʼavoir solicité et obtenu pour lui un certificat médical du docteur Bize (CP 05638), et lui demande de répondre par lettre. La présente lettre répond à la lettre de Hahn. [PK, FP]
Note n°2
Lettre non retrouvée. [PK]
Note n°3
Au moment où il commence cette lettre, Proust nʼa pas encore reçu le premier certificat du docteur Bize, mais Hahn lui a annoncé lʼavoir obtenu, dʼabord par télégramme (le 23 au soir ? ou le 24 au matin), puis par lettre. Proust recevra le certificat avant lʼenvoi de sa lettre ; il ajoutera alors un post-scriptum. [FL, FP]
Note n°4
Voir la lettre de Proust au docteur Pozzi [entre le 6 et le 12 novembre 1914] (CP 05412) : « Comme vous avez préféré ne pas me donner de certificat... ». Pozzi finira par rédiger un certificat (non retrouvé) ; Proust lʼen remercie dans sa lettre du jeudi [12 ? novembre 1914] (CP 05413). [FP, FL]
Note n°5
Proust est rentré de Cabourg le 13 ou 14 octobre 1914 ; il raconte cet éprouvant trajet dans la lettre à Madame Catusse du [17 octobre 1914] (CP 02827 ; Kolb, XIII, n° 176). [FP]
Note n°6
Ce passage est un de ceux qui attestent la transposition romanesque d’Alfred Agostinelli en Albertine (voir Albertine disparue, IV, p. 175 ; La Fugitive, Cahiers d’Albertine disparue, éd. de N. Mauriac Dyer, Le Livre de poche « classique », 1993, p. 189 et note 1). La présente lettre a pu servir de brouillon à un verso du Cahier « Vénusté », rédigé pour l’essentiel après la disparition accidentelle d’Agostinelli au printemps de 1914. Le passage y est coché au crayon bleu, ce qui indique l’importance que Proust lui attachait : « Capital (peut’être tout à la fin du livre peut’être à la mort d’Albertine quand je commence à oublier) / Ce n’est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parcequ’on meurt soi-même. Albertine ne pourrait rien reprocher à son ami. Son ami ne l’a pas oublié [sic], mais il l’a rejoint [sic] dans la mort, laissant pour héritier l’homme que je suis aujourd’hui qui aime certes Albertine, mais ne l’a pas connue. Certes il a entendu bien des fois parler d’elle dans les récits de l’autre quand il grandissait à l’ombre du moribond à qui il devait survivre, il l’a bien des fois entendu parler d’elle ; il croyait la connaître, il l’aimait à travers les récits de celui-là : ce n’était qu’une tendresse de seconde main. » (Cahier 54, f. 13v, transcription simplifiée). Voir Cahier 54, éd. F. Goujon, N. Mauriac Dyer et Ch. Nakano, Brepols, 2008, vol. II, f. 13v et note 1. Proust reprendra le passage d’après la version (ultérieure) du Cahier 56 dans sa lettre-dédicace à Mme Scheikévitch (CP 03024 ; Kolb, XIV, n° 136). [NM]
Note n°7
En octobre 1914, « mon troisième volume » désigne Le Temps retrouvé, le dernier des trois tomes prévus depuis lʼété de 1913. « À lʼombre des jeunes filles en fleurs » nʼest alors que le titre de la première des neuf parties qui composent ce dernier tome. Voir lʼannonce publiée en 1913 en tête de Du côté de chez Swann. [FL, FP, NM]
Note n°8
La lettre où Proust tente de convaincre Hahn de rester à Albi nʼa pas été retrouvée. [FP]
Note n°9
Allusion probable au rétablissement de santé de Proust lors des derniers mois de 1913. [PK]
Note n°10
Allusion aux deux interviews accordées par Proust lors de la parution de Du côté de chez Swann en 1913. [PK]
Note n°11
Le premier certificat signé par le docteur Bize, le 23 octobre 1914 (CP 05638). [FP]
Note n°12
Lettre non retrouvée. Le docteur Bize signera un deuxième certificat le 4 novembre 1914 (CP 05639). [FP]


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Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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